Fernand Fournier - 2006
« L’espace ambigu » comme art de l’ellipse
Pour saisir toute la richesse de sens des travaux de Leinardi sur « l’espace ambigu », et pour comprendre l’effet de fascination qu’ils exercent sur le spectateur, il faut partir d’une analyse du signe qui leur est très antérieure. Le souci de respecter la simple chronologie ne saurait pour autant suffire à justifier cette démarche, s’il n’y avait, par delà l’histoire contingente des œuvres créées, la poursuite sur une distance de 40 ans d’une même recherche qui a finalement conduit le signe à trouver dans « l’espace ambigu », comme le dit l’artiste, son « lieu naturel ». Il est possible de soutenir en effet que le signe contient déjà potentiellement les attributs essentiels qui caractérisent « l’espace ambigu » et qu’il ne peut donner sa pleine mesure que dans cet espace.
Qu’en est-il du signe ? Leinardi a souvent raconté la naissance de celui-ci et comment il a pris lentement possession du projet artistique. Au commencement, il y eut une goutte d’encre de Chine tombant sur le sol de l’atelier et y faisant une tache. L’événement est fortuit, résultat d’une rencontre, dont l’artiste ne peut avoir la maîtrise, entre le jeu des lois physiques et une gestique qui a pour finalité consciente l’œuvre à réaliser. Qu’il y ait eu, de la part du peintre en action, un instant d’inattention ou une maladresse, ce qui offrirait matière à interprétation psychanalytique, rien ne permet de l’affirmer ; aussi éviterons nous tout commentaire de cette nature.
En revanche, la tache est là, sur le sol, bien réelle, objet toujours possible d’une perception. Elle aurait pu rester muette, anonyme, perdue parmi beaucoup d’autres, à peine visible, et surtout, en tant que simple effet physique d’un concours de causes, totalement dépourvue de sens. Mais l’artiste a posé son regard sur elle et, comme par une soudaine illumination, il y vit un signe à incorporer dans son projet artistique. La tache devint « ellipse » et fut élevée au rang d’un « signifiant », pour user d’un terme emprunté au vocabulaire classique de la linguistique. Qu’il s’agisse d’« ellipse », n’est pas indifférent. Le mot, pour commencer, est d’origine grecque ; il désigne le manque, l’inachèvement et donc l’imperfection.
Depuis Aristote, il sert à nommer une figure de rhétorique, et dans la mesure où l’art est une forme de langage, il aurait été difficile pour le peintre de ne pas y penser. Dans son principe, c’est un procédé qui est chargé de faire entendre dans une phrase les idées dont les mots, pour diverses raisons, ont été supprimés. L’ellipse condense, pourrait-on dire, tout un ineffable qui demande à être exhumé et réinjecté dans le discours, afin de rendre à ce dernier toute sa clarté. Tout cela, Leinardi ne l’ignore pas. Mais ce qui aura certainement attiré en particulier l’attention de l’artiste et du poète, c’est que la restauration du sens ne peut en aucun cas épuiser le potentiel sémantique de l’ellipse, et que, de la bouche profonde d’oracle de celle-ci, s’échapperont toujours quelques paroles confuses et pourtant pleines de pensées murmurées. En effet, l’absence littérale du mot occulté crée dans la phrase un déficit qui, jamais comblé quelle que soit la construction du discours, nous appellera sans cesse à inventer un sens, lequel sera tout aussitôt couvert d’un autre, à son tour rendu insaisissable. Pratiquant l’économie de signifiant, l’ellipse introduit donc dans le message un arrière fond clair-obscur, riche en équivoques et ambiguïtés. Envisagée sous cet angle, elle pouvait déjà, en tant que simple figure de rhétorique, se présenter au peintre comme le paradigme d’une démarche qu’il était en train d’expérimenter et par laquelle il cherchait à construire un excédent de sens sur un manque initial voulu et calculé.
Mais l’ellipse est avant tout ici la forme géométrique que l’artiste a projetée sur la tache d’encre qui, tel un sphinx accroupi sur l’énigme, osait le défier ; et cette forme géométrique possède, autant que la figure de rhétorique de même nom, les vertus annoncées par l’étymologie. Disons d’abord qu’elle se construit sur une absence, celle d’un centre qui n’a plus d’existence qu’à l’état latent. En cela, et par rapport au cercle, l’ellipse est imparfaite. Le cercle participe de la divinité. Sa courbe fermée semble chanter le retour éternel, et veiller jalousement sur l’unité primordiale des choses. Pour la tradition idéaliste, il est suffisance de soi et plénitude, témoin de l’ordre et de la beauté du monde d’avant la chute. L’ellipse, au contraire, est tout entière dans un balancement constant entre les deux foyers qui la constituent et ne peuvent se rejoindre sans la détruire. Cercle tombé des cieux, elle porte en elle la division, mais rêve en même temps d’une reconquête de l’unité perdue. Pour jeter le trouble dans l’esprit, seuls pourraient en faire autant l’ombre dans laquelle le réel se noie, et le labyrinthe qui semble éluder toute emprise en se présentant sans cesse sous de nouveaux aspects.
De là une duplicité inhérente à l’ellipse. Leinardi en connaissait sans aucun doute l’existence, mais il en a aussi deviné les potentialités infinies, allant jusqu’à élever, par une sorte d’intuition subtile, cette forme géométrique au rang d’un signe. C’est que la double focalisation, liée au manque de centre, fait de l’ellipse un être étrange aux multiples visages, autour duquel l’imaginaire du peintre a pu se structurer. Cette imperfection originelle, par un retournement dialectique, se montre en effet ici d’une grande fécondité, car elle accorde à la courbe, qui commence à s’animer sous le regard amoureux du peintre, et en manière de compensation, la possibilité de risquer son identité au jeu des différences. Le cercle n’a pas cette marge de liberté. Rivé à son centre, il demeure semblable à lui-même, quelle que soit la longueur de son rayon ; il est incapable de métamorphoses. L’ellipse, en revanche, a pour elle de posséder en puissance et en acte la variété des formes. Le refoulement qu’elle exerce sur un centre, signifié par le mouvement des deux foyers qui s’en éloignent, s’accompagne d’un déploiement de ses énergies plastiques dans des figures d’une étonnante diversité. Si le cercle est parménidien, voué à l’immobilité, l’ellipse, elle, est par nature héraclitéenne, et, pour lui faire perdre sa fluidité, il ne faudrait rien de moins que lui appliquer une excentricité nulle ou infinie, ce qui reviendrait à l’anéantir.
Même quand on la fige dans une quelconque de ses expressions graphiques, l’ellipse est habitée par une altérité qui semble vouloir la déborder et lui donne ce caractère fantasque tant aimé de l’artiste. C’est le tracé qui le dit : il met en scène une courbe qui, dépourvue de centre et prise pour cette raison entre deux tendances opposées, retourner au cercle ou fuir en ligne droite, prouve sa vitalité en jouant alternativement l’une contre l’autre. On remarquera ici que, dans l’espace symbolique de la géométrie, l’ellipse se comporte exactement comme son répondant en rhétorique qui, par l’occultation d’un terme essentiel, ouvre la phrase à la pluralité des sens.
Vue ainsi, l’ellipse est bien un « signe » ; on pourrait ajouter : d’une espèce particulière, puisqu’elle a valeur de symbole. Elle propose un ordre, mais il n’est pas cartésien. Par sa façon d’être, elle est un attentat au bon sens qui voit toujours dans la surabondance et la contradiction un désordre condamnable. La perfection y est violentée. C’est justement cette transgressivité qui a plu à Leinardi. Dans cette forme géométrique, il a su déchiffrer une pédagogie qui ne laisse pas l’esprit en repos, contrairement à celle du cercle qui invite à la répétition du même. Et de fait, l’ellipse est maître dans l’art d’aider le regard à reconquérir cette souplesse et cette innocence dont celui-ci a été privé par les habitudes de la perception. Avec l’ellipse, il réapprend à opérer des déplacements de point de vue, et à trouver l’infini de la jouissance dans l’expérience des limites. Si cette courbe avait une morale, ce ne pourrait être qu’une morale de l’ambiguïté et de l’équivoque.
On comprend maintenant que Leinardi en soit venu à exploiter les ressources de l’amphibologie perceptive. Ce qu’il appelle « l’espace ambigu », apparu au tournant des années 1985-1986, s’inscrit pleinement dans la logique qui fut celle de la découverte décisive de l’ellipse, au point que, selon nous, cet espace, d’un type nouveau, peut être envisagé comme l’exploration systématique du contenu symbolique de l’ellipse.
Les constructions géométriques qui sont données à voir dans les tableaux, font naître, au premier abord, un sentiment d’inquiétante étrangeté. C’est que, si la géométrie est la matière de ces constructions, les règles qui les gouvernent semblent avoir été comme réinventées à partir de souvenirs déjà lointains de la perspective classique. Le pays dans lequel Leinardi nous introduit est certes familier, mais nous soupçonnons cette familiarité d’ouvrir sur un inconnu : meilleure façon pour le peintre d’indiquer qu’une lecture strictement objective des formes portées sur la toile ne saurait suffire. L’œuvre exige la participation du spectateur en vue d’expériences sensorielles et psychiques. Il ne s’agit plus ici de refouler le dodelinage (protension / rétention) inhérent à la perception, mais de lui donner toute sa place dans le rapport que l’on entretient avec l’œuvre. C’est au regard de construire l’espace, de le structurer ; c’est à lui de décider de ce qui viendra au premier plan ou fuira à l’arrière-plan. Et tout dépendra aussi de la zone du tableau sur laquelle il choisira de se focaliser. Même ce qui est en droit le fond neutre sur lequel s’enlève l’image, pourra cesser, du fait de la plasticité de la perception, d’avoir cette fonction et devenir partie intégrante de cette image, en s’impliquant dans un volume. Une telle conception de l’art exclut naturellement tout rapport contemplatif à l’œuvre.
« L’espace ambigu » se présente donc comme un champ de possibles, lesquels, pour s’actualiser, demandent une activité perceptive orientée. Mais à quelles conditions objectives l’artiste a-t-il dû se plier pour que cette géométrie relativement simple puisse acquérir la propriété presque magique de s’ouvrir, sous un regard inquisiteur, à des lectures différentes, voire contradictoires ? Rien ici ne relève du hasard, tout d’un calcul méticuleux. La couleur, d’abord. Elle permet aux formes de se distinguer les unes des autres. La gamme chromatique est caractérisée par une certaine austérité. Leinardi a privilégié les teintes d’une grande douceur. Si les rencontres hardies sont fréquentes, elles ne portent jamais préjudice à une harmonie que l’artiste a voulu aérienne. C’est que de telles couleurs, toujours dans l’entre-deux, s’accordent avec le projet : elles créent un monde évanescent fait de matière subtile et de vapeurs de songes, et laissent ainsi les formes flotter entre l’être et l’apparaître. La géométrie s’y dépouille de son hiératisme ordinaire, prête à un pas de danse. Pourtant, sans un traitement particulier de la construction, le résultat cherché ne serait pas atteint. Le regard ne peut découvrir des équivoques, ou mieux, faire surgir des ambiguïtés de formes et de volumes, qu’à la condition que la construction soit déficitaire. Comme dans le cas de l’ellipse, figure de rhétorique ou courbe géométrique, quelque chose doit « manquer » dans l’image composée par l’artiste, pour que soit possible une pluralité de lectures. Il suffira d’une omission ou d’un silence portant sur un élément formel discret (ligne ou plan), ou simplement du décalage de celui-ci créant un vide à l’endroit où l’on s’attendrait à le voir, ou bien encore d’une entorse à une perspective gardée en mémoire, et la construction, devenue étrange, s’ouvrira alors à des interprétations qui se bousculeront les unes les autres. Encore faudra-t-il que les paramètres du signifiant manquant soient déterminés avec soin, de sorte que l’espace construit puisse conserver toute sa plasticité dans son rapport dialectique avec le sujet percevant. Ce qui est supprimé ne doit, en aucun cas, ni aller au-delà, ni descendre en-deçà de certains seuils, sous peine de figer l’image dans une identité définitive et mortelle. C’est cette économie calculée des signes qui crée les conditions de possibilité de l’ambiguïté, et fait tout l’art d’Ermanno Leinardi.
Comme l’ellipse, « l’espace ambigu » est une topologie du manque. Comme elle, il tire son caractère protéiforme de l’occultation d’éléments fondamentaux. On ne sera donc pas étonné de retrouver cette courbe, toujours en manière de signature, à l’intérieur de la construction géométrique, non pas intégrée à celle-ci, mais y habitant en souveraine. Sans l’ellipse, « l’espace ambigu » ne pourrait exister. Elle en est la matrice. La composition systématiquement en abyme est ici pleinement justifiée. Leinardi a d’ailleurs tenu à rendre pleinement visible ce rapport de filiation. Pour cela, il a doté la courbe d’une forte matérialité, ce qui nous invite à croire à sa nature charnelle ; mais il lui a aussi donné le génie de la danse, afin que, recherchant l’équilibre instable, elle nous paraisse vouloir y éprouver son dynamisme et sa liberté de mouvement.
La mise en abyme de l’ellipse dans « l’espace ambigu » révèle cependant l’existence d’une autre dimension dans le travail de l’artiste. Ce procédé, dont l’usage est maintenu de tableau en tableau, crée pour le spectateur, et pour Leinardi lui-même, un effet de distanciation qui implique qu’au-delà des simples jeux de la perception, il y a une réflexion profonde sur l’ambiguïté des choses et ses conséquences. Car, s’il suffit de quelques éléments manquants pour que les formes soient réversibles, perdent leur stabilité et se conjuguent différemment dans des constructions mouvantes, quand pourra-t-on être assuré de percevoir le réel ? Si l’être est ellipse et ne se donne qu’à travers les voiles multiples de l’apparaître, comment pourrait-on encore espérer le rejoindre pour s’y ancrer ? A cette question angoissante, présente à l’horizon des œuvres de Leinardi, ce sont les œuvres elles-mêmes qui y répondent en affirmant clairement qu’il n’y a pas d’art possible sans ellipse, pas plus d’ailleurs que de langage ; et qu’en poursuivant la pure transparence des choses, un rationalisme absolu conduirait à sacrifier délibérément le tragique, le lyrisme et le trouble. Il y a, comme le dit Marcel Proust, « un ambigu précieux des choses de l’art et du monde ». Le préserver est une nécessité. Leinardi, pour sa part, lui a donné avec son œuvre une demeure.
Fernand Fournier, Professore di filosofia e critico d'arte.
Parigi, Capo Rizzuto, Giugno 2006.